Au
milieu des allées et venues du commissariat, la jeune femme
attendait sur un banc. Cela faisait une bonne heure qu’on l’avait
collée là, dans ce couloir où plus personne ne faisait attention à
elle. Elle était blême, la tête penchée sur ses mains, elle
fixait ses ongles rongés. Il devait être vers les onze heures
trente quand un type plus fatigué que les autres planta son froc
sale au bout de ses genoux en prononçant son nom. Elle se leva et le
suivit jusqu’à son bureau où elle s’assit. Le policier du nom
de Fourier s’absenta cinq bonnes minutes et revint avec deux cafés.
Il en posa un devant elle. Elle n’avait rien demandé, mais le prit
avec plaisir. Plaisir
n’était pas le mot adapté. Elle prit ce gobelet de café
industriel, volontiers.
À
moitié caché derrière son écran, il commença par ouvrir un
dossier et lança le logiciel pour prendre la déposition. Ses gestes
étaient une suite d’actes automatiques qui indiquaient que lui non
plus n’avait pas beaucoup dormi et cela, depuis un bon moment.
Pendant que l’ordinateur moulinait, le lieutenant Fourier attendait
en avalant son café. Il gardait les yeux rivés vers la minuscule
fenêtre. Elle se demanda ce qu’il pouvait bien regarder comme
cela. La vitre opaque de crasse donnait sur le mur noir de la cour
ruisselant de pluie. Le seul élément remarquable de ce décor
triste était la tache jaune de la fenêtre d’en face. Peut-être
voyait-il des collègues s’agiter dans un bureau voisin ? En
fait en se tournant vers lui, elle s’aperçut qu’il s’était
assoupi le gobelet aux lèvres. L’ordinateur avait cessé de
souffler comme un bœuf, c’était maintenant au tour du lieutenant
de ronfler. À vrai dire, elle aussi aurait bien piqué du nez, mais
après s’être laissée aller à une bonne minute de torpeur, elle
se redressa brusquement et assez bruyamment pour que le policier
reprenne ses esprits. Elle déclina identité, âge, adresse,
profession puis quand le fonctionnaire Fourier planta les yeux dans
les siens, elle comprit qu’il fallait y aller, qu’elle devait
déballer son sac rempli jusqu’à la gueule, jusqu’à vomir.
Elle
a voulu aller à pied à son rendez-vous, fit-elle en préambule,
comme si cela devait justifier tout ce qui allait suivre. Nous sommes
parties tôt, vers dix-neuf heures quinze. Elle habite là-haut à
Gambetta, quelques rues au-dessus du Père-Lachaise. En fait, quand
je viens à Paris, je lui demande souvent de marcher plutôt que de
prendre le métro. Je suis de Mulhouse et chez moi le tour de la
ville est vite fait, trop vite. Cette fois-ci, elle n’a pas hésité,
elle a filé tout droit vers la porte du cimetière. J’ai compris
que cette promenade ne serait pas comme les autres, car malgré mes
multiples insistances elle m’avait toujours refusé cette traversée
du cimetière. Cette
fois, ce sera violent
m’a-t-elle dit en entrant, violent
du départ jusqu’à l’arrivée.
Et
sanglant.
Sanglant ?
fit le policier en relevant le nez de son clavier.
Ce
n’est pas elle qui a prononcé ce mot, sanglant,
c’est moi. En fait je ne l’avais jamais prononcé jusqu’à
aujourd’hui. Mais je me souviens l’avoir pensé lorsque nous
avons franchi la porte du Père-Lachaise. Dès que nous avons pénétré
à l’intérieur de cet immense cimetière, j’étais perdue. Je la
suivais, un coup à droite, un coup à gauche, ici la division
quatre-vingt-six, là la division douze, elle savait parfaitement où
elle allait.
Vous
voulez dire qu’elle avait préparé le chemin ?
Oui,
je le pense. Non, j’en suis certaine... j’en suis certaine
aujourd’hui. Non... désormais. J’en suis certaine, désormais,
précisa la jeune femme.
C’est
qu’elle se doutait de quelque chose alors ? tenta Fourier.
Non... je ne le crois pas... en fait ce chemin qu’elle m’a fait
emprunter, c’était pour reprendre une ancienne conversation que
nous avions eue ensemble il y a de nombreuses années, lorsque nous
étions encore au lycée de Mulhouse.
Et
quel était le sujet de cette conversation ? La jeune femme fixa
alors Fourier longuement sans ciller, pour qu’il comprenne bien
qu’elle refusait de répondre à cette question. C’était comme
si cette confidence lui avait échappé. Le lieutenant décida de
mettre ce détail de côté.
Elle
reprit.
Nous
sommes arrivées dans un recoin isolé du cimetière mal éclairé,
la division quatre-vingt-quinze. Cela faisait un bon moment que nous
n’avions plus croisé âme qui vive et comme la nuit était déjà
tombée sur ce décor de théâtre, c’était lugubre. Au détour
d’une allée, dans la pénombre, je l’ai perdue de vue et
l’espace de quelques secondes je me suis mise à paniquer. Pourtant
en quelque pas je l’ai retrouvée, immobile devant une tombe. On
aurait dit une statue noire. Je me suis approchée. Il y a eu un long
silence puis elle a commencé à parler. Il s’appelait Bernard
Verlhac, a-t-elle dit. Il a été assassiné pas loin d’ici, dans
le onzième arrondissement, de plusieurs balles de kalachnikov dans
le corps. Assassiné car il avait pris la liberté de dessiner des
choses impertinentes, effrontées, irrespectueuses et drôles.
Assassiné car il pensait comme d’autres qu’on pouvait se moquer
de tout. Car il pensait comme d’autres qu’il était libre de
pouvoir se moquer de tout.
J’étais
en train de déchiffrer les lettres de son nom sur cette pierre
tombale quand je me suis aperçue que j’étais toute seule. Elle
était déjà repartie. Je me suis empressée de la retrouver.
D’allées aux gros pavés disjoints en escaliers aux marches
brisées nous avons descendu la colline vers la sortie, mais devant
la grande porte, elle a bifurqué vers l’enceinte du côté sud-est
pour s’arrêter face à un long mur sombre. Je ne voyais rien
d’autre qu’une sorte de grand rempart. Sa silhouette s’est
rapprochée du mur. Elle était là, à un mètre cinquante devant
moi, lorsqu’elle s’est mise à raconter à nouveau. En fait,
maintenant que je revois cette scène, j’ai l’impression qu’elle
s’adressait à elle-même, comme si elle était seule.
Qu’a-t-elle
dit ? demanda le policier.
Elle
a dit cent quarante-sept. Cent quarante-sept ? Cent
quarante-sept quoi ? Morts, répondit la jeune femme. Elle m’a
raconté ces cent quarante-sept morts, cent quarante-sept fusillés,
les ultimes combattants de la Commune de Paris qui s’étaient
retranchés dans l’enceinte du Père-Lachaise. Les derniers des
communards, les derniers de ceux qui avaient rêvé d’un nouvel
ordre social et d’une société plus libre et plus démocratique,
ont été alignés le 28 mai 1871 tout le long de ce mur noir qu’on
nomme le mur des Fédérés. Fusillés par des soldats français sous
les ordres d’un maréchal français avant d’être jetés dans la
fosse commune. Avant de partir, j’ai entendu ces mots qu’elle
disait à voix basse : là
aussi il y a des fleurs et de l’herbe.
Des
fleurs et de l’herbe ?
s’étonna Fourier. Oui, j’ai distinctement entendu : des
fleurs et de l’herbe.
Quelle heure était-il ? Quand nous sommes sorties du cimetière,
il devait être aux alentours de dix-neuf heures trente. Nous avons
pris la rue de la Roquette. À mi-chemin nous avons fait une halte
devant le square qui est juste sur la droite quand on descend. Une
halte, mais pourquoi faire ? C’est ce que je lui ai demandé :
pourquoi
tu t’arrêtes ?
À cause de Marie-Louise, à cause des trois cent quarante-trois, à
cause de Simone, m’a-t-elle répondu et elle a ajouté, à cause de
la liberté, de comment on la pense et de comment certaines personnes
en meurent en voulant la conquérir. Marie-Louise est morte car elle
a fait partie de ces citoyens qui se croyaient libres avant les
autres, avant l’heure, avant la loi. Marie-Louise
Giraud
a été guillotinée au matin du 30 juillet 1943 dans la cour de la
prison de la Roquette qui se trouvait à l’exact emplacement de ce
petit square. Guillotinée car elle avait, dans la région de
Cherbourg, pratiqué vingt-sept avortements, crimes passibles de la
cour d’assises depuis 1920. Arrêtée, condamnée, assassinée pour
avoir sauvé vingt-sept femmes qui, jusqu’au manifeste des trois
cent quarante-trois salopes et jusqu’à la loi de 1975 sur
l’avortement de Simone Veil, avortaient toutes seules et mouraient
chaque jour aux quatre coins de la France, abandonnées. Marie-Louise
Giraud, une combattante de la liberté, une combattante des libertés,
parmi tant d’autres.
Regarde
par terre, m’a-t-elle lancé en s’éloignant vers le métro.
J’ai
regardé. J’ai regardé le square et j’ai vu, j’ai compris.
Quoi ?
Qu’avez-vous vu
dans ce square ?
De
l’herbe et des fleurs.
Cinq
minutes plus tard lorsque nous sommes passées devant la bouche de
métro elle a levé la tête vers le nom de la station en disant que
tout ça, c’était de sa faute.
À
qui ? interrogea Fourier. Voltaire, évidemment ! fit la
jeune femme en haussant les épaules. Et ensuite ? lança le
policier. Ensuite, nous avons continué la dernière partie de la rue
de la Roquette. Mais pourquoi n’avez-vous pas tourné à droite au
métro Voltaire pour prendre le boulevard, c’était quand même
plus direct pour aller à votre point de rendez-vous ? Après
tout vous n’étiez qu’à cinq cents mètres ! fit remarquer
le lieutenant. Non, nous avons filé vers Bastille, elle avait son
idée, son itinéraire, vous comprenez ?
Mal.
Donc vous avez filé directement à Bastille ?
Oui.
Quelle heure était-il ? Vers les vingt heures quand on est
passées sur la place. Vous ne vous êtes pas arrêtées sur la Place
de la Bastille ? Non, elle commençait à avoir peur d’être
en retard. C’était important cette soirée avec son fiancé, c’est
elle qui avait eu cette idée.
En
retard ! En retard pour un putain de rendez-vous oui !
lâcha-t-il dans un soupir. Puis il se remit à fixer la fenêtre
d’en face, l’air pensif.
Il
devait être aux alentours des midi et quart dans le petit
placard-bureau du lieutenant Fourier quand il décida de s’accorder
une pause. Si vous voulez aller aux toilettes, elles sont au second,
juste en face de l’escalier, et il sortit. La jeune femme préféra
rester à sa place à observer ce qu’il lui restait d’ongles au
bout des doigts. Les gouttes de pluie ruisselaient au carreau, les
affiches jaunies de combat de karaté avaient définitivement renoncé
à égayer l’espace de travail du lieutenant de police. Elle
patienta ainsi dix bonnes minutes avant qu’il ne reprenne sa place
derrière son clavier collant.
Alors
combien de morts à la Bastille ? demanda-t-il. Cent environ,
répondit-elle. Cent, dont la plupart étaient juste des citoyens de
la ville de Paris. Ils avaient volé leurs armes le matin dans les
réserves des Invalides et avaient filé vers la fin de la matinée
au Fort de la Bastille dans l’espoir d’y récupérer de la poudre
et des munitions. Le temps était lourd à ce qu’il paraît. De
palabres énervés en négociations mal comprises, tout a dégénéré,
et vers une heure de l’après-midi des échanges de coups de feu
ont commencé et ce n’est qu’à partir de quinze heures que la
canonnade a frappé les portes de la prison. À dix-sept heures la
messe était dite et la forteresse royale se rendait. Six morts du
côté des défenseurs, cent du côté des révolutionnaires.
Un
séisme en Europe.
Le
surlendemain, le seize juillet, l’ambassadeur d’Angleterre
écrivait que "le
quatorze s’est accomplie la plus grande révolution dont l’Histoire
ait conservé le souvenir, et si l’on considère l’importance des
résultats, elle n’a coûté que bien peu de sang. De ce moment,
nous pouvons considérer la France comme un pays libre".
Un
pays libre. Cent morts.
Tout
le long du boulevard Beaumarchais elle a répété plusieurs fois
l’expression bien
peu de sang.
Elle a raconté dans le détail ce qu’ont fait ces révolutionnaires
ce
jour-là dans les rues de Paris par la faute de ce philosophe, ce
Rousseau qui a écrit que l’homme
est né libre et que partout il est dans les fers.
Et par la faute de bien d’autres, a-t-elle répété. Elle m’a
expliqué que ce que ces Parisiens ont accompli en 1789, se libérer
et s’émanciper de la monarchie et de la loi du plus fort, d’autres
pays ne l’ont toujours pas fait, deux siècles et demi plus tard.
Elle
parlait, parlait. Des combats, des révolutions, des grandes
victoires et des petites. Du sang versé pour chaque bataille. Du
sang versé, coulé et disparu entre les pavés de ces rues-là.
Du
pouvoir absolu, de la liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes,
de la lente séparation de l’Église et de l’État, de la fin de
l’obscurantisme, de l’esprit critique – le même qui a conduit
Verlhac au Père-Lachaise – et de l’homme qui passe de l’état
de nature à l’état de société. En approchant de la Place de la
République, elle évoquait encore l’éducation obligatoire, le
droit de vote des femmes, le droit des femmes à disposer
d’elles-mêmes, tous ces droits, toutes ces libertés gagnés par
ces vies perdues tout au long des années, des décennies, des
siècles, dans ces rues-là et dans d’autres.
Avant
de s’engager sur le boulevard Voltaire, elle a insisté pour faire
un dernier crochet par la caserne Vérines, cette grande bâtisse qui
abrite la Garde Républicaine sur la place de la République. Là,
elle m’a plantée sous une plaque commémorative. Ici
est tombé pour la libération de Paris un FFI Georges Feldmann le 19
août 1944 à l’âge de 19 ans.
Elle a sorti son petit carnet qui ne la quitte jamais, pour me lire
les noms des autres tombés
sur cette place ce jour-là : René Colpaert, 17 ans, arrêté
et immédiatement fusillé ; Lucien Gohier, 21 ans, brancardier
volontaire, abattu alors qu’il ramasse des blessés ; Jeanne
Brunner, victime d’une balle perdue sur la place devant le
numéro 5. Et puis elle a rangé son carnet, elle a regardé
l’heure sur son Smartphone, elle a compris qu’il était tard et
qu’il fallait y aller.
–
Quelle
heure ? fit Fourier.
–
Vingt
heures trente, répondit la jeune femme.
–
À
quelle heure êtes-vous arrivées devant ?
–
Dix
minutes plus tard.
–
Qu’avez-vous
fait à ce moment-là ?
–
Rien,
elle avait ses billets, son fiancé était là, on s’est salués,
je les ai laissés entrer, ils ont disparu dans la foule.
–
Vous
n’avez rien vu qui vous a paru suspect ?
–
Rien
que des gens contents de se retrouver, contents de se rendre au
spectacle. Rien que de la joie d’être là et la liberté d’être
là.
–
Et
vous vous êtes éloignée du Bataclan ?
– Oui,
et je ne l’ai jamais revue. La dernière image, c’est elle
souriante au bras de son fiancé qui pénètre dans cette salle de
spectacle. Et puis je suis rentrée chez moi, enfin chez elle. Je me
suis fait à manger et j’ai repensé à tout ça, à notre
conversation de ce jour-là.
–
Quel
jour ?
–
Au
lycée de Mulhouse il y a quelques années.
–
Alors
c’était quoi le sujet de cette conversation ?
–
La
liberté, les libertés. Ceux qui en parlent et qui les inventent en
les théorisant, puis ceux qui les acquièrent en se battant et en
mourant pour elles. Et enfin tous ceux qui vivent cette liberté,
ces libertés en oubliant le prix qu’il a fallu payer pour les
obtenir.
–
Dans
ces rues-là ?
–
Oui
dans ces rues-là entre autres. Et dans ces rues-là, sur cet
itinéraire-là, cette nuit-là, j’en ai compté deux cent
cinquante-trois. Et puis le lendemain et les jours suivants j’ai
rajouté les cent trente du Bataclan et des rues alentour, la rue
Bichat, la rue de la Fontaine au roi et les autres. Cela a porté
mon total à trois cent quatre-vingt-trois à être morts pour ça.
–
Ça ?
–
La
liberté.
Le
policier boucla son procès-verbal et remercia la jeune femme d’être
venue rendre compte de la dernière heure de son amie avant son
assassinat. Elle sortit du commissariat vers treize heures.
Dehors
la pluie n’avait pas cessé, petit crachin parisien. La tête dans
les épaules, le regard dans les chaussures, elle s’est éloignée
pour remonter vers Gambetta où elle devait aller récupérer son sac
avant de reprendre son train pour Mulhouse dans l’après-midi.
Chemin faisant, elle s’est vite retrouvée devant la caserne
Vérines. Un hasard. Mais cette fois, elle a refusé de lever la
tête, refusé de reprendre le même chemin à rebours.
Elle
pensa que viendrait le moment où l’on poserait une plaque
commémorative sur la façade du Bataclan. Elle pensa aussi qu’elle
ne viendrait certainement pas y lever son nez pour y lire un nom
qu’elle refuserait de lire, de voir, de croire.
Alors
la jeune femme fila par Belleville même si l’itinéraire la
rallongeait. Elle choisit les petites rues, en espérant ne pas se
retrouver en face d’une autre plaque célébrant de nouveaux noms
tombés pour sa liberté. Pour sa liberté de se promener dans ces
rues. Pour sa liberté d’être libre sans s’en rendre compte.
Celle de penser, de parler, de critiquer, de boire, d’aimer qui
elle a envie d’aimer, celle d’avoir un enfant ou de refuser d’en
avoir, celle de voter, celle de manifester, celle de voyager
librement, celle d’être elle-même.
Et
puis au coin d’un trottoir, quelque chose l’arrêta. Sous le
bitume usé, entre deux pavés, dans le coin d’un caniveau, elle
aperçut la tache jaune d’une fleur et la tache verte de quelques
brins d’herbe. Elle se dit que décidément la nature était la
plus forte et qu’elle reprenait toujours ses droits, mais qu’il
fallait un sacré engrais pour faire toujours repousser ces plantes.
Et
elle s’éloigna dans ces rues-là.
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