vendredi 15 janvier 2016

Nouvelle anonyme N°14 : 383 dans ces rues-là

 




Au milieu des allées et venues du commissariat, la jeune femme attendait sur un banc. Cela faisait une bonne heure qu’on l’avait collée là, dans ce couloir où plus personne ne faisait attention à elle. Elle était blême, la tête penchée sur ses mains, elle fixait ses ongles rongés. Il devait être vers les onze heures trente quand un type plus fatigué que les autres planta son froc sale au bout de ses genoux en prononçant son nom. Elle se leva et le suivit jusqu’à son bureau où elle s’assit. Le policier du nom de Fourier s’absenta cinq bonnes minutes et revint avec deux cafés. Il en posa un devant elle. Elle n’avait rien demandé, mais le prit avec plaisir. Plaisir n’était pas le mot adapté. Elle prit ce gobelet de café industriel, volontiers.

À moitié caché derrière son écran, il commença par ouvrir un dossier et lança le logiciel pour prendre la déposition. Ses gestes étaient une suite d’actes automatiques qui indiquaient que lui non plus n’avait pas beaucoup dormi et cela, depuis un bon moment. Pendant que l’ordinateur moulinait, le lieutenant Fourier attendait en avalant son café. Il gardait les yeux rivés vers la minuscule fenêtre. Elle se demanda ce qu’il pouvait bien regarder comme cela. La vitre opaque de crasse donnait sur le mur noir de la cour ruisselant de pluie. Le seul élément remarquable de ce décor triste était la tache jaune de la fenêtre d’en face. Peut-être voyait-il des collègues s’agiter dans un bureau voisin ? En fait en se tournant vers lui, elle s’aperçut qu’il s’était assoupi le gobelet aux lèvres. L’ordinateur avait cessé de souffler comme un bœuf, c’était maintenant au tour du lieutenant de ronfler. À vrai dire, elle aussi aurait bien piqué du nez, mais après s’être laissée aller à une bonne minute de torpeur, elle se redressa brusquement et assez bruyamment pour que le policier reprenne ses esprits. Elle déclina identité, âge, adresse, profession puis quand le fonctionnaire Fourier planta les yeux dans les siens, elle comprit qu’il fallait y aller, qu’elle devait déballer son sac rempli jusqu’à la gueule, jusqu’à vomir.

Elle a voulu aller à pied à son rendez-vous, fit-elle en préambule, comme si cela devait justifier tout ce qui allait suivre. Nous sommes parties tôt, vers dix-neuf heures quinze. Elle habite là-haut à Gambetta, quelques rues au-dessus du Père-Lachaise. En fait, quand je viens à Paris, je lui demande souvent de marcher plutôt que de prendre le métro. Je suis de Mulhouse et chez moi le tour de la ville est vite fait, trop vite. Cette fois-ci, elle n’a pas hésité, elle a filé tout droit vers la porte du cimetière. J’ai compris que cette promenade ne serait pas comme les autres, car malgré mes multiples insistances elle m’avait toujours refusé cette traversée du cimetière. Cette fois, ce sera violent m’a-t-elle dit en entrant, violent du départ jusqu’à l’arrivée.
Et sanglant.
Sanglant ? fit le policier en relevant le nez de son clavier.
Ce n’est pas elle qui a prononcé ce mot, sanglant, c’est moi. En fait je ne l’avais jamais prononcé jusqu’à aujourd’hui. Mais je me souviens l’avoir pensé lorsque nous avons franchi la porte du Père-Lachaise. Dès que nous avons pénétré à l’intérieur de cet immense cimetière, j’étais perdue. Je la suivais, un coup à droite, un coup à gauche, ici la division quatre-vingt-six, là la division douze, elle savait parfaitement où elle allait.
Vous voulez dire qu’elle avait préparé le chemin ?
Oui, je le pense. Non, j’en suis certaine... j’en suis certaine aujourd’hui. Non... désormais. J’en suis certaine, désormais, précisa la jeune femme.
C’est qu’elle se doutait de quelque chose alors ? tenta Fourier. Non... je ne le crois pas... en fait ce chemin qu’elle m’a fait emprunter, c’était pour reprendre une ancienne conversation que nous avions eue ensemble il y a de nombreuses années, lorsque nous étions encore au lycée de Mulhouse.
Et quel était le sujet de cette conversation ? La jeune femme fixa alors Fourier longuement sans ciller, pour qu’il comprenne bien qu’elle refusait de répondre à cette question. C’était comme si cette confidence lui avait échappé. Le lieutenant décida de mettre ce détail de côté.
Elle reprit.
Nous sommes arrivées dans un recoin isolé du cimetière mal éclairé, la division quatre-vingt-quinze. Cela faisait un bon moment que nous n’avions plus croisé âme qui vive et comme la nuit était déjà tombée sur ce décor de théâtre, c’était lugubre. Au détour d’une allée, dans la pénombre, je l’ai perdue de vue et l’espace de quelques secondes je me suis mise à paniquer. Pourtant en quelque pas je l’ai retrouvée, immobile devant une tombe. On aurait dit une statue noire. Je me suis approchée. Il y a eu un long silence puis elle a commencé à parler. Il s’appelait Bernard Verlhac, a-t-elle dit. Il a été assassiné pas loin d’ici, dans le onzième arrondissement, de plusieurs balles de kalachnikov dans le corps. Assassiné car il avait pris la liberté de dessiner des choses impertinentes, effrontées, irrespectueuses et drôles. Assassiné car il pensait comme d’autres qu’on pouvait se moquer de tout. Car il pensait comme d’autres qu’il était libre de pouvoir se moquer de tout.
J’étais en train de déchiffrer les lettres de son nom sur cette pierre tombale quand je me suis aperçue que j’étais toute seule. Elle était déjà repartie. Je me suis empressée de la retrouver. D’allées aux gros pavés disjoints en escaliers aux marches brisées nous avons descendu la colline vers la sortie, mais devant la grande porte, elle a bifurqué vers l’enceinte du côté sud-est pour s’arrêter face à un long mur sombre. Je ne voyais rien d’autre qu’une sorte de grand rempart. Sa silhouette s’est rapprochée du mur. Elle était là, à un mètre cinquante devant moi, lorsqu’elle s’est mise à raconter à nouveau. En fait, maintenant que je revois cette scène, j’ai l’impression qu’elle s’adressait à elle-même, comme si elle était seule.
Qu’a-t-elle dit ? demanda le policier.
Elle a dit cent quarante-sept. Cent quarante-sept ? Cent quarante-sept quoi ? Morts, répondit la jeune femme. Elle m’a raconté ces cent quarante-sept morts, cent quarante-sept fusillés, les ultimes combattants de la Commune de Paris qui s’étaient retranchés dans l’enceinte du Père-Lachaise. Les derniers des communards, les derniers de ceux qui avaient rêvé d’un nouvel ordre social et d’une société plus libre et plus démocratique, ont été alignés le 28 mai 1871 tout le long de ce mur noir qu’on nomme le mur des Fédérés. Fusillés par des soldats français sous les ordres d’un maréchal français avant d’être jetés dans la fosse commune. Avant de partir, j’ai entendu ces mots qu’elle disait à voix basse : là aussi il y a des fleurs et de l’herbe.
Des fleurs et de l’herbe ? s’étonna Fourier. Oui, j’ai distinctement entendu : des fleurs et de l’herbe. Quelle heure était-il ? Quand nous sommes sorties du cimetière, il devait être aux alentours de dix-neuf heures trente. Nous avons pris la rue de la Roquette. À mi-chemin nous avons fait une halte devant le square qui est juste sur la droite quand on descend. Une halte, mais pourquoi faire ? C’est ce que je lui ai demandé : pourquoi tu t’arrêtes ? À cause de Marie-Louise, à cause des trois cent quarante-trois, à cause de Simone, m’a-t-elle répondu et elle a ajouté, à cause de la liberté, de comment on la pense et de comment certaines personnes en meurent en voulant la conquérir. Marie-Louise est morte car elle a fait partie de ces citoyens qui se croyaient libres avant les autres, avant l’heure, avant la loi. Marie-Louise Giraud a été guillotinée au matin du 30 juillet 1943 dans la cour de la prison de la Roquette qui se trouvait à l’exact emplacement de ce petit square. Guillotinée car elle avait, dans la région de Cherbourg, pratiqué vingt-sept avortements, crimes passibles de la cour d’assises depuis 1920. Arrêtée, condamnée, assassinée pour avoir sauvé vingt-sept femmes qui, jusqu’au manifeste des trois cent quarante-trois salopes et jusqu’à la loi de 1975 sur l’avortement de Simone Veil, avortaient toutes seules et mouraient chaque jour aux quatre coins de la France, abandonnées. Marie-Louise Giraud, une combattante de la liberté, une combattante des libertés, parmi tant d’autres.
Regarde par terre, m’a-t-elle lancé en s’éloignant vers le métro.
J’ai regardé. J’ai regardé le square et j’ai vu, j’ai compris.
Quoi ? Qu’avez-vous vu dans ce square ?
De l’herbe et des fleurs.

Cinq minutes plus tard lorsque nous sommes passées devant la bouche de métro elle a levé la tête vers le nom de la station en disant que tout ça, c’était de sa faute.
À qui ? interrogea Fourier. Voltaire, évidemment ! fit la jeune femme en haussant les épaules. Et ensuite ? lança le policier. Ensuite, nous avons continué la dernière partie de la rue de la Roquette. Mais pourquoi n’avez-vous pas tourné à droite au métro Voltaire pour prendre le boulevard, c’était quand même plus direct pour aller à votre point de rendez-vous ? Après tout vous n’étiez qu’à cinq cents mètres ! fit remarquer le lieutenant. Non, nous avons filé vers Bastille, elle avait son idée, son itinéraire, vous comprenez ?
Mal. Donc vous avez filé directement à Bastille ?
Oui. Quelle heure était-il ? Vers les vingt heures quand on est passées sur la place. Vous ne vous êtes pas arrêtées sur la Place de la Bastille ? Non, elle commençait à avoir peur d’être en retard. C’était important cette soirée avec son fiancé, c’est elle qui avait eu cette idée.

En retard ! En retard pour un putain de rendez-vous oui ! lâcha-t-il dans un soupir. Puis il se remit à fixer la fenêtre d’en face, l’air pensif.
Il devait être aux alentours des midi et quart dans le petit placard-bureau du lieutenant Fourier quand il décida de s’accorder une pause. Si vous voulez aller aux toilettes, elles sont au second, juste en face de l’escalier, et il sortit. La jeune femme préféra rester à sa place à observer ce qu’il lui restait d’ongles au bout des doigts. Les gouttes de pluie ruisselaient au carreau, les affiches jaunies de combat de karaté avaient définitivement renoncé à égayer l’espace de travail du lieutenant de police. Elle patienta ainsi dix bonnes minutes avant qu’il ne reprenne sa place derrière son clavier collant.

Alors combien de morts à la Bastille ? demanda-t-il. Cent environ, répondit-elle. Cent, dont la plupart étaient juste des citoyens de la ville de Paris. Ils avaient volé leurs armes le matin dans les réserves des Invalides et avaient filé vers la fin de la matinée au Fort de la Bastille dans l’espoir d’y récupérer de la poudre et des munitions. Le temps était lourd à ce qu’il paraît. De palabres énervés en négociations mal comprises, tout a dégénéré, et vers une heure de l’après-midi des échanges de coups de feu ont commencé et ce n’est qu’à partir de quinze heures que la canonnade a frappé les portes de la prison. À dix-sept heures la messe était dite et la forteresse royale se rendait. Six morts du côté des défenseurs, cent du côté des révolutionnaires.
Un séisme en Europe.
Le surlendemain, le seize juillet, l’ambassadeur d’Angleterre écrivait que "le quatorze s’est accomplie la plus grande révolution dont l’Histoire ait conservé le souvenir, et si l’on considère l’importance des résultats, elle n’a coûté que bien peu de sang. De ce moment, nous pouvons considérer la France comme un pays libre".
Un pays libre. Cent morts.
Tout le long du boulevard Beaumarchais elle a répété plusieurs fois l’expression bien peu de sang. Elle a raconté dans le détail ce qu’ont fait ces révolutionnaires ce jour-là dans les rues de Paris par la faute de ce philosophe, ce Rousseau qui a écrit que l’homme est né libre et que partout il est dans les fers. Et par la faute de bien d’autres, a-t-elle répété. Elle m’a expliqué que ce que ces Parisiens ont accompli en 1789, se libérer et s’émanciper de la monarchie et de la loi du plus fort, d’autres pays ne l’ont toujours pas fait, deux siècles et demi plus tard.
Elle parlait, parlait. Des combats, des révolutions, des grandes victoires et des petites. Du sang versé pour chaque bataille. Du sang versé, coulé et disparu entre les pavés de ces rues-là.
Du pouvoir absolu, de la liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes, de la lente séparation de l’Église et de l’État, de la fin de l’obscurantisme, de l’esprit critique – le même qui a conduit Verlhac au Père-Lachaise – et de l’homme qui passe de l’état de nature à l’état de société. En approchant de la Place de la République, elle évoquait encore l’éducation obligatoire, le droit de vote des femmes, le droit des femmes à disposer d’elles-mêmes, tous ces droits, toutes ces libertés gagnés par ces vies perdues tout au long des années, des décennies, des siècles, dans ces rues-là et dans d’autres.

Avant de s’engager sur le boulevard Voltaire, elle a insisté pour faire un dernier crochet par la caserne Vérines, cette grande bâtisse qui abrite la Garde Républicaine sur la place de la République. Là, elle m’a plantée sous une plaque commémorative. Ici est tombé pour la libération de Paris un FFI Georges Feldmann le 19 août 1944 à l’âge de 19 ans. Elle a sorti son petit carnet qui ne la quitte jamais, pour me lire les noms des autres tombés sur cette place ce jour-là : René Colpaert, 17 ans, arrêté et immédiatement fusillé ; Lucien Gohier, 21 ans, brancardier volontaire, abattu alors qu’il ramasse des blessés ; Jeanne Brunner, victime d’une balle perdue sur la place devant le numéro 5. Et puis elle a rangé son carnet, elle a regardé l’heure sur son Smartphone, elle a compris qu’il était tard et qu’il fallait y aller.

Quelle heure ? fit Fourier.
Vingt heures trente, répondit la jeune femme.
À quelle heure êtes-vous arrivées devant ? 
Dix minutes plus tard. 
Qu’avez-vous fait à ce moment-là ? 
Rien, elle avait ses billets, son fiancé était là, on s’est salués, je les ai laissés entrer, ils ont disparu dans la foule. 
Vous n’avez rien vu qui vous a paru suspect ? 
Rien que des gens contents de se retrouver, contents de se rendre au spectacle. Rien que de la joie d’être là et la liberté d’être là. 
Et vous vous êtes éloignée du Bataclan ? 
Oui, et je ne l’ai jamais revue. La dernière image, c’est elle souriante au bras de son fiancé qui pénètre dans cette salle de spectacle. Et puis je suis rentrée chez moi, enfin chez elle. Je me suis fait à manger et j’ai repensé à tout ça, à notre conversation de ce jour-là. 
Quel jour ? 
Au lycée de Mulhouse il y a quelques années. 
Alors c’était quoi le sujet de cette conversation ? 
La liberté, les libertés. Ceux qui en parlent et qui les inventent en les théorisant, puis ceux qui les acquièrent en se battant et en mourant pour elles. Et enfin tous ceux qui vivent cette liberté, ces libertés en oubliant le prix qu’il a fallu payer pour les obtenir. 
Dans ces rues-là ? 
Oui dans ces rues-là entre autres. Et dans ces rues-là, sur cet itinéraire-là, cette nuit-là, j’en ai compté deux cent cinquante-trois. Et puis le lendemain et les jours suivants j’ai rajouté les cent trente du Bataclan et des rues alentour, la rue Bichat, la rue de la Fontaine au roi et les autres. Cela a porté mon total à trois cent quatre-vingt-trois à être morts pour ça. 
Ça ? 
La liberté.

Le policier boucla son procès-verbal et remercia la jeune femme d’être venue rendre compte de la dernière heure de son amie avant son assassinat. Elle sortit du commissariat vers treize heures.

Dehors la pluie n’avait pas cessé, petit crachin parisien. La tête dans les épaules, le regard dans les chaussures, elle s’est éloignée pour remonter vers Gambetta où elle devait aller récupérer son sac avant de reprendre son train pour Mulhouse dans l’après-midi. Chemin faisant, elle s’est vite retrouvée devant la caserne Vérines. Un hasard. Mais cette fois, elle a refusé de lever la tête, refusé de reprendre le même chemin à rebours.
Elle pensa que viendrait le moment où l’on poserait une plaque commémorative sur la façade du Bataclan. Elle pensa aussi qu’elle ne viendrait certainement pas y lever son nez pour y lire un nom qu’elle refuserait de lire, de voir, de croire.

Alors la jeune femme fila par Belleville même si l’itinéraire la rallongeait. Elle choisit les petites rues, en espérant ne pas se retrouver en face d’une autre plaque célébrant de nouveaux noms tombés pour sa liberté. Pour sa liberté de se promener dans ces rues. Pour sa liberté d’être libre sans s’en rendre compte. Celle de penser, de parler, de critiquer, de boire, d’aimer qui elle a envie d’aimer, celle d’avoir un enfant ou de refuser d’en avoir, celle de voter, celle de manifester, celle de voyager librement, celle d’être elle-même.

Et puis au coin d’un trottoir, quelque chose l’arrêta. Sous le bitume usé, entre deux pavés, dans le coin d’un caniveau, elle aperçut la tache jaune d’une fleur et la tache verte de quelques brins d’herbe. Elle se dit que décidément la nature était la plus forte et qu’elle reprenait toujours ses droits, mais qu’il fallait un sacré engrais pour faire toujours repousser ces plantes.

Et elle s’éloigna dans ces rues-là.

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