mardi 28 février 2017

Jacques Saussey sous le feu des questions

LES QUESTIONS DU BOSS



1N’y a-t-il que du plaisir, dans l’écriture, ou test-il déjà arrivé de ressentir une certaine forme de douleur, de souffrance, dans cet exercice?
Écrire un roman est un processus long un an environ en moyenne, en ce qui me concerne pendant lequel des dizaines d’émotions différentes, et souvent complètement contradictoires, vous traversent lesprit. On est loin du fleuve tranquille, de la balade le nez au vent. Si le plaisir de se mesurer à un projet excitant est incontestablement le moteur principal qui pousse un auteur à s’enfermer des centaines dheures durant devant un écran en évitant toute interférence avec l’extérieur, on sait dès que lon commence à coucher les premiers mots, que lon va en baver pour traquer les moindres incohérences dans lintrigue, dans le comportement des personnages, dans la logique de la succession des événements. En tout cas, si on ne sen doute pas au moment où l’on attaque son premier roman, on en est parfaitement conscient quand on parvient enfin à bout de cet incroyable Everest quon imaginait inaccessible jusque-là.

2Quest-ce qui te pousse à écrire, finalement?
Au tout début, je pense quil y avait une part de curiosité envers moi-même. En serai-je capable ou pas? Est-ce que ça tiendra la route? Est-ce que je pourrai espérer donner envie de lire mes histoires?
Passé le premier roman, un nouveau cap apparaît. C’est fait, on en a écrit un. On en est capable. Ce ne sera sûrement pas le best-seller de l’année il vaut mieux tout de suite éviter de se leurrer dans ce domaine, même s’il y a parfois dheureux élus mais cette question se pose plus. Vient alors la seconde, tout aussi angoissante. Serai-je capable dinventer une autre histoire, une qui ne ressemble pas du tout à la première? Et là, pour moi, commence le vrai travail de l’écrivain. Celui de créer un nouvel univers que celui quon a déjà construit. De se réinventer.
Et une fois ce nouvel obstacle franchi, l’écriture neffraie plus. Elle devient une compagne quotidienne, une amie intime quon aime retrouver comme on la laissée la veille, toujours prête à vous accueillir et à discuter avec vous, prête à écouter vos pensées, à vous aider à les organiser, à les rendre plus lumineuses. Comme un piano attend les doigts, comme une toile blanche appelle le pinceau.
On ne peut tout simplement plus sen passer

3Comme on le constate aujourdhui, tout le monde écrit ou veut sy mettre. Sportifs, stars du show-biz, présentateurs télé, journalistes, politiques, l’épicier, ta voisine... de plus, des sites proposant des services d’auto-édition pullulent sur le net. Ça t’inspire quoi?
Le « métier » d’auteur fait rêver beaucoup de monde. Certains simaginent quils vont gagner facilement beaucoup dargent, de la renommée, voire un statut à part qui va leur permettre daccéder à un monde fermé au public, mais la plupart des gens qui écrivent le font simplement pour eux, parce quils en ont besoin. Et que ce soit pour transmettre une mémoire familiale, pour occuper une solitude ou pour se lancer un défi, chaque projet a besoin de peu de choses. Du papier, un stylo, ou un petit ordinateur. Et du temps. Beaucoup de temps. Sans oublier la volonté. Je rencontre beaucoup de personnes en dédicace qui me disent avoir envie de le faire. Peu dentre eux ont vraiment franchi le pas. Et encore moins se sont accrochés, ont cherché à vaincre les inévitables échecs du débutant, et cest bien dommage. Mais leur nombre est tout de même plutôt encourageant. Ce nest pas demain que l’écriture mettra la clé sous la porte.
Quant à l’auto-édition, même si je n’ai pas dexpérience personnelle dans ce domaine, je pense quelle est bien plus intéressante pour un auteur débutant quun mauvais contrat éditorial qui lui fait payer une participation à la fabrication de ses livres.

4Le numérique, le support dinternet, les liseuses, les ebooks, les réseaux sociaux, sont une révolution pour les auteurs et bousculent également le monde de l’édition. Que penses-tu de ce changement?
Je nai pas davis vraiment tranché sur la question. Limportant est que les droits liés à la création de l’œuvre soient respectés, dans le numérique ou le papier. Personnellement, je nachète pas de livres numériques, mais je reconnais que partir en vacances avec une liseuse et un chargeur permet de voyager plus léger et de profiter de son plaisir de lecteur sans se faire une luxation de l’épaule. Alors si ça plaît à certains, pourquoi s’en priver? Il faut vivre avec son temps. Le mien est juste resté au papier. Cela dit, la liseuse me permet de faire lire mes manuscrits sans les imprimer, et ça, cest vraiment un progrès.

5Il semble que de plus en plus, les auteurs prennent en charge leur communication, font leur publicité, créent leurs propres réseaux, prolongeant ainsi le travail de l’éditeur de façon significative. Te sers-tu toi aussi de ce moyen pour communiquer sur ton travail, annoncer ton actualité, discuter avec tes lecteurs ou dautres auteurs et ainsi, faire vivre tes livres plus longtemps?
Les réseaux sont un formidable moyen de promotion dun auteur, cest une évidence. J’évite pourtant dy passer trop de temps, cest un gouffre si on se laisse aller. Et puis on dérive vite vers le nombrilisme. Sur les réseaux, je ne parle donc que de livres, et des événements qui y sont liés. Salons, dédicaces, rencontres, parutions… L’essentiel. Je suis présent sur FB et Twitter. Jai laissé tomber tout le reste. Sur mon blog, jaime aussi partager mes coups de cœur de lecteur, car je suis toujours bouquinophage. Cest une maladie dont on ne guérit jamais

6On dit quen 25 ans, le nombre de livres publiés a été multiplié par deux, leur tirage ayant baissé de moitié pendant cette même période. Comment sortir le bout de sa plume de cette masse de publications? Être visible? N’est-ce pas décourageant pour les jeunes auteurs? Que leur dirais-tu?
On pense beaucoup au tirage quand on signe son premier contrat. On focalise sur des chiffres, on rêve aux grands de ce monde et aux millions de lecteurs quon aura un jour, peut-être, comme untel dont tous les médias parlent, quon voit sur tous les plateaux de télévisionLa réalité est tout autre. La visibilité n’existe quavec un bon diffuseur/distributeur, au-delà de l’éditeur. Et quand on est un jeune auteur, on est à quinze milles de ces considérations-là.
Je pense que quand on débute dans lunivers de l’écriture, on ne doit pas se laisser impressionner par les nombres. Si lon portait attention à la quantité phénoménale de livres qui paraissent chaque année, on n’écrirait plus rien. On noserait plus rien écrire.
Le plus important, cest le texte. Lhistoire. Les caractères. Un jeune auteur ne devrait penser qu’à ça. Uniquement à ça. Parce que sil y a beaucoup de bons romans qui ne seront jamais édités, il y en a peu de mauvais qui le sont.
Transpiration, inspirationet cest tout. Le pourcentage des deux dans le mélange dépend de chacun.

7Les relations entre un éditeur, ou un directeur de collection, et un auteur, pourraient faire lobjet dune psychanalyse, me disait un écrivain, récemment. Quen penses-tu? Comment analyserais-tu cette relation que tu entretiens avec eux.
À travers mon parcours, sur bientôt onze livres (dont 9 romans, 1 BD et 1 recueil de nouvelles), jai rencontré et signé plusieurs éditeurs. Certains sont très corrects — l’un deux est même devenu un ami tandis que dautres ont des comportements de voyous. Ceux-là vous pressent comme un citron (air connu) avant de vous jeter à la benne en vous crachant à la figure que vous leur devez tout. Sans vous payer vos droits, ou avec les forceps. Il faut faire attention où l’on met les pieds, mais ce nest pas facile à savoir avant quarrivent les ennuis

8J’ai pensé longtemps, et ma bibliothèque sen ressentait, que le noir, le polar, était une affaire de mecs. Les coups durs, la débine et la débauche, les gangsters, la baston, les armes, les crimes et la violence en général… une histoire de bonshommes. Aujourdhui, les femmes sont de plus en plus présentes dans lunivers du polar. Grâce au Trophée, j’ai pu me rendre compte quil y avait de nombreux auteurs femmes dans ce genre. Ce n’était pas le cas il y a quelques décennies.
Quelles réflexions cela tinspire-t-il? À quoi cela est-il dû, selon toi? En lis-tu et, si oui, lesquelles?
Autrefois, oui — exceptée notamment la reine Agatha le polar était un univers beaucoup plus masculin. Aujourdhui, les femmes portent très haut la puissance de leurs intrigues démoniaques. Elles nont rien à envier à leurs compagnons d’étagères. Elles apportent un souffle à part, une dureté souvent exceptionnelle, une optique différente qui vient ajouter à leurs histoires une couleur inaccessible aux hommes. Jadore cette autre vision du noir, cette violence qui ne pulse pas de la même manière que la rage brute de la testostérone. Sensualité, manipulation, sentiments exacerbés, suspense haletant, elles maîtrisent toutes les ficelles et même bien plus. La touche de féminité donne un accord plus aigu, une dureté minérale et implacable. Elles ont cette élégance incroyable de vous emmailloter dans leurs toiles jusqu’à vous empêcher de respirer, mais sans cogner.
En attendant de vous asséner le coup de grâce…
En ce qui concerne le roman francophone, mes auteures préférées sont des femmes aussi différentes que Claire Favan, Karine Giebel, Ingrid Desjours, Sonja Delzongle, Barbara Abel (Belgique) ou Chrystine Brouillet (Québec). Chaque roman de chacune dentre elles est un pur bonheur.

9Pourquoi as-tu accepté de participer à ce Trophée?
J’ai tout de suite trouvé sympathique l’idée de faire se mesurer des auteurs édités et des non édités. Ça apprend la remise en question aux premiers et donne aux seconds la possibilité de faire connaître leurs voix.
Un jugement à l’aveugle enfin pas trop, hein… – c’est le meilleur moyen pour que le lecteur ne se laisse pas influencer par une amitié particulière pour un auteur.
C’est un peu le The Voice de la nouvelle.
Et cest parfait comme ça.




LES QUESTIONS DE MADAME LOULOUTE

1Vie professionnelle, vie de famille, salons et dédicaces, à l’écriture reste-t-il une place?
Ce nest pas toujours facile à gérer, mais quand lheure passée à écrire chaque jour de semaine est inaliénable, on trouve toujours le temps. J’écris peu le week-end, en général. Les dédicaces sont chronophages, en librairie ou en salon, parfois très loin de chez moi. Il faut aussi savoir garder de la disponibilité pour la famille. Sinon, on devient vite un ours infréquentable.

2A-t-on encore les idées claires, quand tous nos héros broient du noir?
Il vaut mieux, oui, pour la cohérence de nos histoires. Mais cest indéniable que nos personnages nous collent suffisamment fort aux semelles pour nous entraîner dans leur noirceur. Et parfois, ça fait flipper!

3La rentrée littéraire approche. Un livre, ça va, 560, où est-ce qu’on va?
Par affinité, je limite mes lectures au polar, thriller, roman noir. Du coup, la rentrée littéraire est pour moi un concept un peu abstrait. Cest plus une chose à éviter en librairie qu’un événement. Il ny a plus de place sur les rayons, cest la période des stars de l’édition, des rouleaux compresseurs. Mieux vaut passer au large et rencontrer les copains et les lecteurs dans les salons. Cest nettement plus sympa et plus productif.

4Le dicton du jour : À la Saint-Grégoire, sort un livre de ton placard. Je t’écoute.
À la Saint-Glinglin, je revendrai les miens.

5Boire ou écrire, faut-il choisir?
À cinq heures du mat, quand je me lève pour partir au travail, juste avant de commencer à écrire dans le train ce que jappelle mon bureau mobile , je ne consomme quun seul carburant : le jus dorange, et sans modération. Pour le reste, jaime garder les idées claires, et je ne me verrais pas concevoir une intrigue avec le cerveau à la dérive.

6La littérature est le sel de la vie. Passe-moi le poivre.
Mon poivre, cest le piano. Un nouveau challenge, un nouvel Everest à gravir. À 55 ans, il était temps de my mettre!
En fait, cest comme l’écriture. De la difficulté, des phrases recommencées à l’infini, du temps passé à travailler, de lobstination pour accomplir ce qui paraît à première vue irréalisable. Limportant, cest de se fixer un but, et de s’y tenir.

7Lire aide à vivre. Et écrire?
Écrire est une projection de soi sur le monde. Ou bien linverse. Les deux sont aussi vrais lun que lautre. Dans les deux cas, cest la vie elle-même qui se manifeste. Nous sommes des filtres à émotions, à ressenti, comme dautres isolent les poussières. Écrire un roman, cest inventer un univers tout en étant perméable à celui dans lequel on vit. Être capable de donner et de recevoir. Écrire permet aussi dinsuffler à des personnages des opinions quon ne partage pas. Donc de se remettre en question sur un certain nombre de sujets sur lesquels on peut avoir des a priori. Cest également une école dhumilité, car le succès d’un roman dépend non seulement de lhistoire elle-même, de la qualité de lintrigue et de celle de l’écriture, mais aussi de la sincérité quon y engage. Le lecteur jugera, au final, et il se trompe rarement.

8Une anecdote à nous narrer, sur un salon, lors dune dédicace, dune table ronde, un événement touchant, drôle, étrange?
Je repense souvent à cette lectrice qui est la toute première à être revenue me voir juste après la parution du grand format de « Quatre racines blanches », ma deuxième publication, en 2012. Elle ma dit quelle attendait cette nouvelle rencontre depuis des mois (De sinistre mémoire était sorti en 2010), et elle ma raconté, des larmes dans les yeux, leffet que lui avait fait la scène de l’Église dans DSM. Javais moi-même été bouleversé par les événements que jy avais créés de toutes pièces (un comble). C’était la première fois que ça m’arrivait avec cette violence, et cela ma profondément influencé par la suite. L’écriture de ce passage, dans ce roman, a marqué pour moi la conscience que si lon y travaille à fond, on peut être capable de faire passer, de transmettre une émotion à l’état brut et de provoquer une réaction intense, et pas juste un intérêt poli. À chaque minute que je passe à écrire, jessaie de garder cela bien en vue, de ne jamais loublier.
L’avenir me dira si jy suis parvenu


Nous te remercions davoir répondu à nos questions et d’être présent(e) avec nous, pour cette troisième édition du Trophée Anonym'us.

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