vendredi 6 janvier 2017

Nouvelle anonyme N°18 : L'Arabe qui n'aimait pas la salade


 Avec précision et délicatesse, Karim extirpe une feuille de salade douteuse de son sandwich luisant de mayonnaise. Il tient son trophée quelques secondes devant ses yeux avec une grimace de dégout, puis ouvre sa vitre passager et jette la feuille aussi loin qu’il le peut sur l’autoroute. Une bourrasque de pluie glacée profite de l’ouverture pour s’engouffrer dans l’habitacle. Karim referme en pestant contre la lenteur du mécanisme à bout de souffle qui grince et s’enraye. Le conducteur ne peut s’empêcher de se moquer de son jeune collègue malgré l’ambiance pesante qui règne dans la voiture depuis leur départ du commissariat.
« T’as raison, toute cette verdure dans ce bon gras saturé, ça risquerait de repousser la date de ton AVC.
– La salade cuite, ça me file mal au bide Frank, et on en gobe assez comme ça au boulot des salades…
Frank se renfrogne, il ne peut nier avoir encore sur l’estomac un sacré saladier à digérer. Malgré ses vingt années de métier, il est abasourdi par ce qu’ils sont en train de faire.
Pourtant, cette putain d’affaire avait commencé comme dans un rêve de poulet.
Trois jours plus tôt, la nièce par alliance du neuvième fils du prince Salmane ben Abdelaziz Al Saoud, Roi d’Arabie Saoudite, s’était fait braquer au réveil dans sa chambre au Shangri-La par deux types cagoulés. Deux plaques de brillants, fraichement achetés Place Vendôme, se retrouvaient dans la nature. Les Al-Saoud sont à l’abri du besoin, mais ça avait quand même sonné le branle-bas de combat à la BRB : le tourisme à Paris, l’industrie du luxe et tout le toutim. Les boss avaient des auréoles de sueur dans le dos de leurs liquettes Saint-Laurent, ça sentait la trouille et la vive préoccupation du ministère… et, au milieu de ce foutoir, Frank se lissait les moustaches, serein, car, à peine la fumée retombée, il savait déjà qui avait fait le coup. C’était presque trop beau pour être vrai.
Sur la vidéo des caméras de surveillance, on pouvait voir deux silhouettes : un grand maigre surexcité aux gestes trahissant sans peine son anxiété, et un père peinard, lent et précis, un habitué, un vieux de la vieille, un usual suspect. Reconnaissable malgré sa cagoule, Étienne Lembollé, un beau mec, un braqueur à l’ancienne, sorti de taule depuis six mois et qui claironnait dans tous les bars à putes de la capitale qu’il allait se refaire avec un gros coup. Depuis des semaines, Frank écoutait en souriant cette rumeur lui remonter. Plus personne ne craignait ce pauvre Étienne, alors tout le monde bavait volontiers à un flic qui le connaissait depuis des années. C’est la loi du mitan : si tu ne fiches pas les frousses à tout le monde, il vaut mieux fermer ta gueule. Mais Étienne était un peu largué, tout le monde le savait aussi. Il avait beau avoir un CV long comme le bras et des faits d’armes assez épatants à son actif, il n’était plus dans le coup. Dépassé par la génération des Hackers et des go-fast. Plus personne ne voulait monter sur un braquo avec un vieux pépé qui ne savait pas allumer un ordinateur. Étienne était foutu, sans le sou, sans avenir. Même sans avoir vu sa silhouette sur la vidéo, Frank aurait su que c’était lui en plein baroud d’honneur. Là, il n’y avait pas l’ombre d’un doute.
Alors, avec son coéquipier, ils les avaient serrés à la fraiche, au sortir de la piaule de la vieille pute qui les hébergeait dans un bouge du Nord 19e, lui et son complice, un tchadien camé jusqu’aux yeux, un pot à crack, un cadavre en sursis, un autre désespéré…
Frank en avait été presque triste de devoir passer les poucettes à Étienne. À son âge, ce pauvre tocard n’avait plus rien à foutre en prison. Les rats, les punaises, les cafards et les douches rouillées, à soixante piges, ce n’était pas correct. En plus Étienne avait toujours été un bon gars, enfin pour un truand, un mec réglo, pas violent et respectueux des flics qui le serraient. Étienne savait que c’était le jeu, que s’il ne voulait pas perdre, il ne fallait pas prendre un ticket de tombola. Il avait même été le cousin de Frank avant son dernier séjour en centrale. Il n’avait déjà pas su résister au charme du « dernier gros coup avant la quille » et s’était fait choper cinq ans auparavant. Frank n’avait rien pu faire, et son cousin était tombé pour dix piges, il n’en avait fait que cinq grâce à la mansuétude de Marianne… et il finissait là, 24 h à peine après son dernier exploit, à nouveau en route pour la taule. Il aurait dû prendre cher, cette fois-ci, malgré son âge. Avec un casier comme le sien, difficile de plaider l’erreur temporaire de jugement. Son chemin était tout tracé, mais l’affaire avait pris une tournure imprévisible et encore plus inquiétante. Pauvre vieil Étienne…
Frank soupire et se concentre sur sa conduite, il est trop vieux dans le métier pour se laisser attendrir, et il a d’autres soucis. Karim se retourne sur son fauteuil et interpelle leurs passagers.
« Vous n’avez pas faim, les artistes ?
Karim secoue le sac en plastique qui contient les trois autres sandwiches triangulaires qu’ils ont achetés au distributeur du commissariat, l’ordinaire des gardes à vue. Étienne se contente de grogner et de montrer ses mains attachées.
« Oh ça va Étienne, c’est pas comme si t’avais pas l’habitude des menottes. D’après ta mère t’en avais déjà à la naissance ! »
Frank lui jette un regard noir pour lui dire de se calmer, on ne mêle pas les mères à ces histoires, Étienne ne mérite pas ça. Karim comprend et s’adoucit.
« Bon, dites-moi si vous changez d’avis, je vous les garde, la journée risque d’être longue. »
Son adjoint repose son sac plastique entre ses pieds, Frank met son clignotant et s’engage sur la sortie desservant l’aérodrome du Bourget. Le hangar où ils doivent se rendre se trouve au pied des pistes, à quelques centaines de mètres. Ce qu’ils vont foutre là ? Il n’en a aucune idée, il pédale dans le brouillard. Dans ces conditions, le premier poteau sera pour son pif. Il a beau se l’être déjà pété une dizaine de fois, la perspective ne l’enthousiasme pas.
L’affaire avait tourné au vinaigre dès leur arrivée rue de Lutèce. Frank s’apprêtait à placer Étienne et son zombi tchadien en garde à vue, le temps de leur faire cracher le nom de celui qui leur avait refilé le tuyau et l’emplacement de la planque des cailloux, un jeu bien codifié avec un habitué comme Étienne. Il n’avait pas eu le temps de commencer à les cuisiner en mode pot-au-feu, ce qui convenait pour cette vieille carne.
Le boss du DRPJ lui-même, le genre de gus qui ne connait la merde que par ouï-dire et qu’on ne voit que rarement dans les salles de GAV, l’avait intercepté dans un couloir mal éclairé et lui avait balancé ses consignes. Frank ne se rappelait pas l’avoir vu une seule fois en dehors de son bureau, et encore moins seul, sans l’aréopage de thuriféraires en costumes sombres qui l’accompagnait à chaque pas. Cette affaire venait de prendre son tournant vers le bizarre.
« Vous embarquez Lembolé et Sabri dans une voiture banalisée et vous les emmenez au 8, chemin des Postes au Bourget. Vous attendez là-bas, dans l’entrepôt, jusqu’à ce qu’on vienne les chercher. Vous éteignez vos mobiles et vous n’en parlez à personne.
– Je ne leur notifie pas leur placement en garde à vue ? C’est limite au niveau procédure…
– Vous ne notifiez rien, vous n’écrivez rien, zéro procédure. Vous ne prévenez pas le juge, vous ne les placez pas en garde à vue… Officiellement, vous ne les avez jamais arrêtés. Vous éteignez vos portables, vous n’appelez personne en route, ni sur place. Vous n’en parlez à personne, jamais, sous aucun prétexte. En cas de problème majeur, je dis bien majeur, précisa-t-il en agitant un index menaçant, vous m’appelez à ce numéro et à aucun autre.
Du bout de ses doigts manucurés, il glissa un papier dans la poche de la veste de Frank.
« Là-bas, on fait quoi ? Pourquoi les emmener au Bourget ?
– Vous attendez qu’on vienne vous les prendre. Vos deux types n’étaient pas à leur planque, ils n’ont donc jamais été arrêtés et vous ne savez pas où ils se trouvent. Personne ne vous a vu avec eux, je ne vous ai pas vus ici. Toute la procédure s’arrêtera là. Vous y allez, maintenant, sans discuter. C’est clair ?
Frank était resté bouche bée quelques secondes avant d’ânonner une autre demande d’explications que le boss avait repoussée sèchement.
« Vous avez fait un super boulot. Les choper aussi vite est prodigieux. On le sait en très haut lieu, en très très haut lieu. On saura vous en être reconnaissants, très reconnaissants. Ne gâchez pas tout en vous posant des questions. Faites ce que je viens de vous dire et oubliez tout ça. Ce serait dommage de tout compromettre. Obéissez et passez à autre chose. C’est à la fois un ordre et un conseil d’ami. Allez, dépêchez-vous.
Frank se retint de sourire à l’évocation d’une possible amitié de la part de ce crotale qui mangerait sa propre mère si cela pouvait plaire au ministère. Ahuri, il récupéra son adjoint devant le distributeur de nourriture, et ils embarquèrent Étienne et son complice dans la Mégane grise du service.
Depuis leur départ, il cherchait en vain une explication à ce micmac. Karim s’était contenté de hausser les sourcils avant de faire de même avec ses épaules ce qui, en langage d’adjoint, voulait dire « C’est chelou ce truc, mais si c’est le big boss qui le demande, faut pas chercher à comprendre… ». Frank aimerait bien pouvoir avoir un tel détachement, mais il sent le piège, la sale histoire, pour lui et pour Étienne et il n’arrive pas à se tranquilliser.
À l’adresse indiquée, un seul bâtiment, un hangar, un grand cube de tôle à la peinture bleu délavée sur lequel de grandes lettres noires s’effacent peu à peu. La Megane patauge dans la boue avant de s’arrêter devant ses portes métalliques. Frank ouvre sa portière, ce qui fait décoller quelques mouettes pourtant indifférentes au bruit assourdissant des réacteurs qui doivent calciner des centaines de leurs congénères chaque semaine. Aussi loin de la mer, faut-il que ces bestioles soient connes, maugrée Frank. Puis, il fait signe à Karim de rester dans la bagnole avant de marcher quelques mètres dans la boue, produisant un bruit de succion dégueulasse et de tirer sur la barre qui fait coulisser la porte de l’entrepôt.
Devant lui, une rangée de néons éclaire un sol en béton poussiéreux. Assis sur une de la dizaine de caisses en bois brut qui jonchent la surface de ce hangar, qui ne doit plus guère être utilisé, un homme semble attendre. Massif, la quarantaine athlétique et le cheveu aile de corbeau, il est en costume sombre, la cravate légèrement desserrée et il joue à faire craquer les jointures de ses doigts épais comme des courgettes.
Il fait un signe de la tête à Frank qui s’avance et découvre un corps aux pieds du type en costar. L’homme allongé est ligoté comme un sifflard et sa tronche est sérieusement cabossée, comme si le quinze de France l’avait utilisée comme ballon d’entrainement pendant une bonne semaine. Frank comprend que le type en costar ne peut pas être un flic, on ne tabasse plus ses clients comme ça… Il pose la main sur la crosse de son Glock et interroge l’inconnu.
« Police, capitaine Frank Bressand. C’est à vous que je dois remettre Lembolé et Sabri ? »
Le mec grogne un truc avec un accent serbe à couper au laser. Frank insiste et finit par comprendre la réponse.
« Moi attendre aussi, pas bouger. Ils arrivent. »
Après quelques autres tentatives de dialogue, Frank rend les armes, le Serbe ne comprend rien et il n’en tirera rien. Il s’agenouille auprès de l’homme ligoté ; le Serbe se tend et le surveille comme un rapace. Frank ne lâche pas la crosse de son Glock et pose son autre main sur la gorge de l’homme au sol. Il sent son cœur battre et son souffle est régulier. Rasséréné il se redresse et va chercher Karim et ses passagers.
Karim l’interroge du regard, il ne sait même pas quoi lui répondre. Alors voilà, ils sont censés attendre en compagnie d’un mercenaire serbe et d’un type fracassé dans un hangar aux pieds des pistes du Bourget que des gens très proches du pouvoir viennent récupérer deux braqueurs maladroits et un moribond. Qui ? Dans quel but et pour en faire quoi ? Il n’en a aucune idée et c’est tout ce qu’il est capable de dire à Karim.
Sous le regard placide du Serbe qui ne bouge que pour cracher entre ses pieds où se constitue une petite flaque de glaviots, ils font entrer Étienne et le Tchadien pour les installer sur une caisse. Découvrant leur destination, le Serbe et le type à ses pieds, Étienne rue dans les brancards.
« Putain, qu’est-ce qu’on fout là ? Vous allez nous passer à tabac, c’est ça votre plan ? La torture comme au bon vieux temps du SAC ? Frank, depuis le temps qu’on se connait, tu vas me défoncer la gueule pour me faire parler ? On ne peut pas s’entendre entre mecs civilisés ?
Puis voyant le visage de l’homme à terre, Étienne se calme soudainement, blanc comme un linge, et il s’assoit. Le Serbe qui n’a pas perdu une miette de l’échange, ricane et soulève une pochette en soie posée derrière lui. Le cliquetis des brillants se fait entendre et Frank commence à comprendre.
« Le mec par terre, c’est votre complice, Étienne ? »
Le braqueur garde sa grosse tête baissée vers ses pompes, le pan de sa chemise sort de sa braguette, une vraie caricature de perdant. Le tchadien regarde autour de lui avec les yeux comme des billes de loto, ahuri et paumé. C’est Karim qui rompt le silence.
« Ouais, je le reconnais, même s’il a la tronche un peu gonflée. Il était dans le trombinoscope de l’hôtel, c’est un larbin du Shangri-La. C’est vraiment une équipe de cadors… »
Le mercenaire serbe se désintéresse de la conversation et regarde ostensiblement la Rolex rutilante qui orne son poignet. Frank s’emporte et se plante devant lui.
« Il va falloir arrêter de me faire le coup du sourd muet. Avec ce que je vois là, je peux te foutre au trou pour coups et blessures et recel. Je sais que tu en comprends plus que tu ne veux le faire croire, alors sors-moi tes papiers et explique-moi comment tu as mis la main sur ces cailloux ! »
Le Serbe regarde Frank dans les yeux, impassible. Il reste quelques secondes immobile, et Frank se sent comme François Hollande devant négocier l’arrêt des bombardements en Syrie en tête à tête avec Poutine… Puis le Serbe crache un énième mollard et répond avec son accent épouvantable.
« Petit flic arrêter de jouer au con, sinon petit flic avoir des ennuis. Chef de petit flic a été très clair. Petit flic ferme sa gueule et attend les Arabes avec moi… »
Frank se recule, la brute a raison, et elle vient de laisser filer une information importante… « les Arabes ». Il croise le regard d’Étienne et il voit que le vieux braqueur a compris lui aussi. Il fait signe à Karim, qui avait posé la main sur son flingue, de se calmer. Étienne ricane, nerveusement, pour ne pas chialer sans doute et les interpelle d’une voix chevrotante.
« Vous pouvez aller me chercher un truc à boire. Un bon vin, ou un whisky ?
– T’es pas à l’hôtel pépé, lui balance Karim en haussant les épaules.
– Oh merde les mecs ! Un dernier verre pour un condamné, même la Gestapo ne refusait pas ça à ses clients ! »
Frank se lève et va parler à Karim en aparté. Il lui tend sa carte de crédit.
« Va nous chercher quelques bouteilles à la station-service, s’il te plait.
– C’est quoi ce bordel Frank ? Je crève d’envie d’arrêter l’enculé des Balkans et de ramener tous ces connards au poste, et toi tu veux leur payer à boire ?
– Fais-moi confiance, ramène ce que je te demande et reste dans la bagnole. Il ne vaut mieux pas que tu te mêles de tout ça. »
Frank regarde partir son coéquipier, soulagé, il ne sait pas comment les choses vont tourner, mais Karim est trop jeune, vient d’être père, et a l’avenir devant lui. Cette histoire pue trop pour qu’il prenne le risque de le laisser s’en mêler.

            * * *

Une heure et plusieurs verres plus tard, Frank est assis à côté d’Étienne sur sa caisse de matériel agricole, il commence à se sentir grisé par le whisky bas de gamme qu’ils se partagent avec le tchadien. Karim attend dans la Mégane, pour une fois respectueux des consignes de son ainé. Par quelques allusions, Étienne a fait comprendre à Frank qu’il savait ce qui l’attendait, le flic n’a pas osé nier. Il n’a aucune certitude, mais le doute lui troue le bide aussi fort que le malt de mauvaise qualité. Il a besoin de comprendre.
« Étienne, qu’est-ce que tu lui as fait à la gamine au Shangri-La ?
– Qu’est-ce que tu racontes, je n’ai jamais mis les pieds là-bas.
– Putain Étienne, arrête tes conneries ! Je suis ta seule chance dans cette histoire, alors tu joues franc-jeu avec moi, maintenant, où tu vas aller te faire foutre dans le désert ! OK ? »
Étienne secoue sa bonne grosse tronche d’épagneul, boit une longue rasade de tord-boyau et regarde enfin Frank dans les yeux.
« Rien, on a été super corrects, limite trop polis. On lui a pris ses cailloux, c’est tout.
– T’es sûr ? Pas de gestes ou de paroles déplacées ?
– Pour qui tu me prends, merde ! Elle avait l’âge d’être ma fille ! Je ne suis pas un putain de pointeur, et je n’ai jamais taloché une gisquette. Je suis un mec propre, tu le sais bien !
– Oui, je sais. Et ton pote, il a été clean ?
– Driss ? Il s’en fout des minettes. Il avait bien trop peur et de toute façon, il ne bande plus depuis qu’il a marché sur une mine en Libye. Il ne lui a même pas parlé il ne jacte pas un mot d’anglais, je ne vois pas comment il aurait pu l’insulter ta princesse. Et je ne l’aurais pas laissé faire. On est restés à peine 10 min dans sa piaule. Je lui ai juste dit de la fermer parce qu’elle gueulait comme une truie.
– Pourquoi ce merdier alors ?
– À toi de me le dire Frank… »
Mais Frank n’a rien à dire. Il se contente d’échanger un regard peu amène avec le Serbe qui les dévisage en se marrant. Frank sait qu’il comprend tout et qu’il se fout de leur gueule. Tout ce qu’il peut faire, c’est mémoriser sa sale face de tueur et essayer de ne pas le louper à la première occasion. La frustration le rend dingue. Le moindre geste de travers du mercenaire pourrait faire dégénérer la situation.
Avant qu’ils n’aient le temps d’échanger des noms d’oiseaux, les portes du hangar s’ouvrent sur un groupe d’hommes aux visages sombres. Étienne se raidit et glisse à l’oreille de Frank que ses croque-morts viennent d’arriver. Le premier visiteur entre, il est âgé, bedonnant, et les yeux cachés derrière d’épaisses lunettes. Il est accompagné d’une clique de Saoudiens, trois molosses dont les muscles distendent les manches de leurs costars, et un maigrichon maniéré, presque efféminé, au sourire malsain.
Le type gras comme un sénateur se dirige vers Frank et lui tend la main, sa grosse patte rose reste suspendue dans les airs, sans que le capitaine s’en saisisse. L’alcool donne à Frank l‘inconscience et le culot qu’il espérait pour recevoir cette délégation comme il convient.
« Qui t’es mon gros père ? »
L’arrivant se racle la gorge, surpris et vexé, remise sa main dans une poche de son pantalon et se drape avec toute sa morgue disponible.
« Je ne suis pas votre gros père, capitaine Bressand. Vous puez l’alcool. Ne m’obligez pas à signaler un comportement incorrect à votre hiérarchie.
– T’inquiètes, je vais être correct, mon gros père. C’est qui ta clique de Bédouins ?
– Ça ne vous regarde pas. Les consignes ont été claires, merci de détacher vos prisonniers. Nous allons les prendre en charge, vous allez pouvoir rentrer vous saouler à Paris.
– On se plait bien ici, hein Étienne ? On n’est pas pressés. Faites donc les présentations, ce sera plus convivial. »
L’attitude de Frank déclenche un conciliabule dans le groupe d’arrivants. Les gardes du corps ouvrent ostensiblement leurs costumes pour laisser apparaitre leurs flingues. Le Serbe se lève de sa caisse et fait de même. La menace pointe de toute part. Alcoolisé, Frank s’en moque, son champ de vision s’est réduit, il ne voit plus que le bout du nez et les lunettes pleines de buée de son volumineux interlocuteur.
« Vous me dites ce que vous allez faire d’Étienne et de ses complices, où je vous embarque tous, bande de connards. »
Joignant le geste à la parole, Frank sort son Glock et le pointe sous le menton du gros. Toutes les autres armes jaillissent et se braquent vers lui. La situation devient explosive, mais il ne recule pas d’un pouce.
« Où est-ce que vous emmenez Étienne ? Hurle-t-il. »
Sous la menace de l’arme, son interlocuteur perd de sa superbe, il fait signe à ses compagnons de se calmer, conscient que la première dragée serait pour sa trogne.
« À Riyad, dans le jet privé du père de la princesse. Vous n’aviez pas compris ?
– Je n’osais pas y croire… Vous les vendez combien ?
– 100 hélicoptères Caracal, trois milliards d’euros, le contrat du siècle. Nous sommes un pays en ruine capitaine. Tout est à vendre même notre justice.
– Mais ils vont les tuer ! Comment osez-vous ?
– Je ne sais pas ce qu’ils vont en faire. Ils n’avaient qu’à pas humilier la fille d’un des négociateurs du contrat. Ils ont réclamé leurs têtes. On ne va pas foutre en l’air les emplois de milliers de personnes pour ces trois voyous de merde… On les fout dans le jet et on n’entendra plus jamais parler d’eux. Allez Capitaine, ne faites pas le con. C’est la raison d’État, vous le savez bien. »
Le gros a raison, on est un pays en liquidation, tout part au plus offrant, même notre dignité. Pourtant, même engourdi par l’alcool, Frank sait que le contrat des Caracal devait se négocier depuis des années et qu’il n’allait pas sauter comme ça, par caprice. Ce qui devait être vraiment en jeu dans cette histoire, c’étaient les rétrocommissions qu’allaient palper les négociateurs et les politiques. Une année d’élection, le sujet devenait explosif. La raison d’État a bon dos, sa faillite était surtout morale.
Il se retourne vers Étienne. Le vieux truand hausse les épaules, fataliste, prêt à être sacrifié sur l’autel conjoint du réalisme économique, et de la charria pour avoir manqué de respect à la fille du grand argentier. Frank ne lui répond pas, il refuse de partager ce fatalisme, il ne veut pas les laisser partir, il ne pourrait plus se regarder dans la glace. Mais il est conscient du déséquilibre des forces en présence.
Perdu dans ses pensées, il a desserré son étreinte sur le gros bonhomme qu’il devine maintenant être un négociateur du contrat, un de ces barbouzes qui font transiter les mallettes des commissions, un type prêt à tous les coups tordus parce qu’il baigne dedans depuis des années. Le gros en a profité pour faire deux pas en arrière. Quand Frank s’en rend compte, il est déjà trop tard.
Il entend un claquement sourd qui résonne dans le hangar comme les cloches de Saint-Pierre. Son bras lui brûle soudainement, une douleur atroce qui remonte dans son cou et lui fait lâcher son flingue. Le Serbe vient de lui tirer une bastos dans le bras.
Frank tombe à genoux sur le béton, le gros shoote dans son flingue et l’envoie valdinguer à l’autre bout de l’entrepôt. Il a quatre canons braqués sur lui, ça sent la fin de partie. Le petit saoudien s’approche de lui en sortant un couteau à la lame longue et effilée de sa poche, un sourire mauvais au coin des lèvres. Le gros le retient.
« Non, non, il va falloir arranger ça proprement, on ne peut pas faire ce qu’on veut. Je vais devoir passer quelques coups de fil.
– Nous avons un accord, siffle le Saoudien.
– Et nous allons le respecter. Vous allez partir avec les trois truands, comme convenu. Par contre, le flic vous n’y touchez pas. Il va falloir qu’on trouve une explication. Une interpellation qui a mal tourné ou quelque chose comme ça. Ne vous inquiétez pas, je m’en occupe. »
Joignant le geste à la parole, le gros prend son téléphone et se met à marcher en long et en large dans le hangar au fil d’une conversation émaillée d’éclats de voix. Frank reste au sol, il serre son bras blessé comme il le peut, avec sa main indemne, mais il sent le sang couler entre ses doigts et imbiber sa manche. Il commence à voir trouble et à perdre ses forces quand le gros revient vers lui en gueulant.
« Putain, mais il a un coéquipier dehors, dépêchez-vous d’aller le chercher avant qu’il n’ait rameuté tous les flics de la région ! »
Comme un seul homme, les gorilles se précipitent vers les portes du hangar, mais avant qu’ils n’y parviennent, Karim sort de derrière une caisse. Tranquille et souriant, il tient juste son téléphone portable dans la main, l’écran tourné vers les gorilles.
« Courrez pas, les gars, je suis là. Je ne voulais pas rater ça. »
Les gros bras l’entourent et se mettent à le fouiller sans ménagement. Karim se lasse faire, il n’a pas son arme sur lui ; il se contente de tendre son téléphone au négociateur.
« Jetez donc un œil là-dessus avant de faire une nouvelle connerie. Ça ne vous fera pas de mal de réfléchir un peu. »
Le négociateur prend le téléphone et regarde l’écran. Il laisse échapper un juron. Karim s’en amuse et commente avec l’air narquois.
« Oui, oui, c’est bien en ligne sur YouTube. Et la vidéo est de très bonne qualité. On vous reconnait tous très bien et on vous entend parfaitement expliquer que les trois truands vont partir pour Riyad dans le jet privé du père de la princesse, que la France est un pays en ruine où tout peut s’acheter… Oui, je ne vous cache pas que cette vidéo risque de devenir un peu embarrassante, surtout que je l’ai déjà fait suivre avec quelques explications à un ami journaliste du Nouvel Obs… »
Karim s’agenouille à côté de Frank et l’aide à panser son bras. La blessure n’est pas trop moche, la balle n’a fait qu’entailler le biceps sur quelques centimètres. Frank en sera quitte pour une jolie cicatrice. Une fois son collègue soigné et allongé, Karim va s’assoir à côté d’Étienne, il lui tend un sandwich et lui tape dans le dos pour le réconforter.
« T’inquiètes, tu vas l’avoir ton séjour au Club Med de Fleury Mérogis. »
À quelques mètres d’eux, les discussions vont bon train. Le Serbe obtient de se faire payer immédiatement, et les Saoudiens doivent entendre raison. Ils ne partiront qu’avec les cailloux, impossible de respecter les termes de l’échange dans ces conditions. La confidentialité était indispensable. Des appels se succèdent, le ton monte un peu, Karim craint un instant que les malabars saoudiens la jouent en force et tentent de partir avec les trois truands, mais le négociateur tient bon, et affirme qu’ils ne laisseront jamais partir le jet. Les voyant désemparés, Karim se relève.
« Bon, si ça ne vous dérange pas, on va s’en aller. On a un peu de paperasse à remplir qui nous attend au poste, nous. »
Sous les regards noirs des Saoudiens et du négociateur, Frank et Karim embarquent les truands, et leur équipe boiteuse se dirige vers les portes du hangar. Ils ont le temps d’entendre le négociateur leur annoncer la fin de leurs carrières et des emmerdes en cascade. Ils ne lui jettent même plus un regard.
Karim ouvre la portière de la Mégane et aide le complice du Shangri-La à s’assoir. Il a repris connaissance, mais il est encore très faible. Ils vont devoir faire un détour aux urgences avant de rentrer rue de Lutèce. Frank se sent un peu mieux, même si son bras lui fait un mal de chien. Il remercie son binôme avec un peu d’admiration.
« Putain, gamin, sur ce coup-là tu m’épates. T’as géré ça comme un chef.
– On s’est bien mis dans la merde, oui. Mais bon, un jour ou l’autre, il faut arrêter de manger des salades. »



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